Pour la première fois, l’Institut Curie fait découvrir son pôle de médecine diagnostique qui s’appuie désormais sur l’intelligence artificielle pour mieux cerner les cancers du sein.

Dans la salle où elle nous accueille, le docteur Anne Vincent-Salomon a déjà installé plusieurs lames en verre sur une table et projette en même temps leur image sur un grand écran. Nous ne tarderons pas à découvrir comment ont été « fabriqués » à la fois ces échantillons minusculement fins et leur image numérique. Notre guide est la cheffe du pôle de médecine diagnostique et théranostique de l’Institut Curie et depuis presque trente ans elle se consacre à la lutte contre le cancer. Son oeil – comme celui de ses quelque 1 400 collègues à travers la France – s’est exercé au fil du temps à reconnaître sur une « lame » la nature des cellules cancéreuses. Le docteur Anne Vincent-Salomon est une « anatomo-cyto-pathologiste ». Ces derniers temps, en français, on a tendance à utiliser le terme anglais de « pathologiste, mais cela gomme malheureusement la notion d’anatomie qui est pourtant tellement présente dans notre métier »,  regrette le Dr Vincent-Salomon.

Grâce à des techniques très pointues le docteur et son équipe sont capables de diagnostiquer de façon précise les différents cancers du sein. À l’Institut Curie, le « laboratoire d’anapath » s’occupe en priorité des patientes hospitalisées dans son propre centre, mais il sert aussi de référence au plan national et ses spécialistes sont souvent consultés pour donner un second avis à des collègues venus d’autres établissements hospitaliers. Blonde, très dynamique, le docteur Anne Vincent-Salomon, qui connaît par leurs prénoms tous les membres de son équipe, nous guide vers la première étape de réalisation d’un diagnostic. L’ensemble du processus est d’une grande complexité. Les patientes admises à Curie sont probablement loin de se douter du nombre de personnes qui participent à cette incroyable chaîne. Elle débute par le prélèvement d’un petit échantillon de tumeur et s’achève par des images numériques d’une grande sophistication, lesquelles permettent de choisir ensuite le traitement qui sera proposé aux malades. Visite des différentes pièces de ce laboratoire de haute précision.

Le pathologiste doit vérifier si le chirurgien a retiré l’intégralité du cancer

Dans la première salle, la salle de réception des pièces opératoires, nous croisons Rachida qui « est en train de faire le premier geste, essentiel, quand une biopsie arrive dans le laboratoire. Il s’agit d’attribuer un numéro unique à cet échantillon pour qu’il ne se confonde avec aucun autre », explique le Dr Vincent-Salomon, afin de pouvoir tracer l’examen et faire le rapprochement avec une malade. Dès qu’une femme est suspectée d’avoir un cancer du sein le radiologue ou parfois le gynécologue procède en effet à une biopsie, soit du sein soit du col de l’utérus. Ce petit fragment est un échantillon de la lésion et « va permettre au pathologiste d’affirmer s’il s’agit bien d’un cancer ou à l’inverse d’une lésion bénigne », ajoute Anne Vincent-Salomon. Au fur et à mesure de l’examen, le pathologiste devra aussi déterminer les « marqueurs » qui caractérisent cette tumeur en particulier.

Le laboratoire prend donc à la fois en charge des biopsies et des tumeurs entières. « C’est ce que l’on appelle des pièces opératoires, explique Anne Vincent-Salomon, ce sont les tumeurs retirées par le chirurgien qui peuvent être volumineuses. En général, pour le sein, elles mesurent environ 5 à 6 cm. Mais, parfois, il peut aussi s’agir d’un sein entier si la patiente a subi une mastectomie totale. C’est plus rare, car le chirurgien essaie toujours de privilégier une opération partielle et remodèle le sein de façon à ce que l’esthétique de la poitrine soit au mieux préservée ».

Ces pièces opératoires sont conservées sous vide et au froid pendant la nuit, lorsqu’une patiente a été opérée la veille. Si le prélèvement doit patienter plus de 48h, la tumeur est plongée dans le formol. L’une des missions des pathologistes est de vérifier si le chirurgien a vraiment retiré l’intégralité de la tumeur. Pour cela, ils vont devoir « _cartographier de façon très précise l’extension de la maladie dans l’organe qui a été réséqué (_opéré, coupé Ndlr). _Le pathologiste est le seul à pouvoir le déterminer. On regarde macroscopiquement, à l’état frais, la pièce opératoire. Il faut examiner le bord de la coupe, et on peut alors dire au chirurgien : c’est bon, tu as tout enlevé, il n’y a plus de maladie qui reste dans le sein. »_Comme l’Institut Curie est aussi un centre de recherche, les patientes signent un consentement afin que les pathologistes puissent cryo-préserver des échantillons de tumeur. La banque de tumeur de l’Institut est ainsi « l’une des plus fournies en Europe, puisque nous tentons de les congeler systématiquement ». Au besoin, les chercheurs procèdent ensuite à l’extraction de l’ADN, de l’ARNm et éventuellement des protéines de ces échantillons afin de répondre à des questions de recherche.

« Âmes sensibles s’abstenir »

Un peu plus loin se trouve la deuxième salle, consacrée à la découpe des pièces opératoires et à leur préparation. Sur la porte, un écriteau orange et gris indique Macroscopie. « Âmes sensibles s’abstenir,prévient Anne Vincent-Salomon, mais sachez que le Président Macron a vraiment voulu voir cette salle, lorsqu’il est venu nous rendre visite. Et lui, il n’a pas fait de malaise donc vous non plus j’espère ! ». Ici travaillent notamment John et Stanislas, qui sont installés devant une table en métal, surmontée d’une hotte aspirante. Les échantillons sont parfois plongés dans le formol et les laborantins ne doivent pas en respirer les effluves. Ce liquide, toxique, est d’ailleurs recyclé immédiatement.

Sur la paillasse, Stanislas découpe le plastique qui entoure la pièce opératoire et la pose bien à plat. Le médecin anatomo-pathologiste a déjà entouré, à l’encre verte et violette, l’endroit où il suppose que se trouve la tumeur. Le chirurgien, lui, l’a marquée en laissant des fils qui guident aussi les techniciens de laboratoire. Stanislas vérifie sur une feuille, sur laquelle est imprimée une photographie de la pièce opératoire, si tout est bien conforme. Pour l’instant, le morceau qui est posé sur la table devant lui ressemble effectivement à l’image prise au moment de l’opération. La photo est quadrillée précisément et ce quadrillage va guider Stanislas dans la découpe de la tumeur, tranche par tranche. Chaque tranche à la fin fera deux à trois millimètres d’épaisseur maximum.

Autrefois les pathologistes faisaient un dessin de la tumeur, se rappelle le docteure Vincent-Salomon. A présent des photos numériques ont remplacé les stylos dans le bloc opératoire. « Les lames du cutteur sont changées entre chaque patient, précise encore le Dr Vincent-Salomon, _de façon à ce que la coupe soit la plus régulière possible et surtout de façon à ne pas mettre des cellules du tissus d’un patient dans le prélèvement du patient suivant ! »._À côté de Stanislas, John a préparé des petites « cassettes ». Ce sont des boîtes vertes en plastique, ajourées pour laisser passer des liquides si nécessaire. Chaque cassette est étiquetée avec le numéro histologique du patient et reprend aussi les lettres qui indiquent sa place dans le quadrillage. En l’occurence ce jour là, il faut 9 cassettes pour reconstituer le quadrillage de l’ensemble de la tumeur, qui est donc de taille modeste. « Après les avoir mis dans des cassettes, on continue la fixation en formol des prélèvements, pour éviter toute désagrégation », ajoute John. Un peu plus loin se trouvent les automates qui vont déshydrater les petites cassettes passées au préalable dans le formol. Cette déshydratation est très délicate, elle s’effectue toute la nuit. « L’eau est peu à peu remplacée par de la paraffine mais il ne faut pas faire de trous dans les tissus, prévient Anne Vincent-Salomon, il faut y aller très progressivement. On utilise des alcools croissants qui retirent l’eau et vont permettre à la paraffine de rentrer dans les tissus qui seront durcis définitivement ».

La législation, dans les laboratoires privés, recommande une conservation de dix ans, mais à l’Institut Curie et dans les hôpitaux publics, ces échantillons sont souvent gardés bien plus longtemps. « Ici, nous les conservons depuis l’ouverture de l’Institut Curie. Les blocs se trouvent sur un site de stockage à l’extérieur de Paris », conclut le Dr Vincent-Salomon. Pour l’heure, l’objectif est d’enrober les cassettes de paraffine afin de pouvoir ensuite couper le plus finement possible les échantillons de tumeur. C’est ce qui se déroule dans la salle suivante. Une fois la cassette sortie des automates, une fois donc le tissus imprégné de paraffine, se déroule une étape délicate : « Baptiste prend le prélèvement qui a été fait à la macroscopie fixée, décrit le docteur Vincent-Salomon, pour cela, il ouvre la cassette et retire le petit morceau de tumeur avec une pince. Il va alors l’enrober une nouvelle fois de paraffine. La paraffine est comme de la cire de bougie, chauffée à 66 degrés pour devenir liquide. Baptiste doit faire attention à ne pas se brûler. À côté de lui se trouve ensuite une plaque réfrigérante qui lui permet de positionner très à plat le petit moule, dans lequel il a versé la paraffine liquide à 66 degrés et plongé son échantillon de tumeur. Puis l’ensemble est posé sur une plaque vraiment froide, à moins 12 degrés, qui permet alors de figer la paraffine ».

Des rubans de paraffine d’une épaisseur de trois microns

Ces blocs enrobés vont ensuite être découpés extrêmement finement grâce à des machines baptisées microtomes. Ceci se déroule dans la salle suivante et fait appel à la dextérité de deux autres techniciennes de laboratoire. « C’est un geste magnifique, artisanal, qui fait partie de la richesse de ce métier de technicien d’anatomie et de cytologie pathologique, s’émerveille la cheffe de pôle, avec un geste qui doit être assez ferme mais régulier. Guilaine et Laure tournent une manivelle pour dégrossir la paraffine qui enrobe le bloc. Elles coupent ensuite le bloc qui est positionné dans une espèce de mâchoire. La lame du microtome est régulièrement changée pour être extrêmement tranchante ». Laure est cadre de l’équipe technique à Paris… mais elle est obligée de travailler ce jour là, « tellement nous avons de blocs à couper ! », conclut le docteur Vincent-Salomon. La jeune femme brune reprend : « Il faut que je tourne la manivelle d’une manière assez rapide mais pas trop, tout en soufflant sur les rubans de paraffine qui vont se former. C’est pourquoi les techniciennes ne peuvent pas mettre de masque. C’est la synchronisation du souffle et du geste qui n’est pas évidente ». La coupe doit faire 3 microns d’épaisseur et il ne faut pas avoir de plis au niveau des prélèvements, poursuit Laure, donc « je dépose la coupe dans un bain marie pour qu’elle se déplie, avant de la récupérer sur la lame ». Pour imaginer la précision du geste, il faut rappeler que dans la cassette la petite lamelle de tumeur fait entre 2 et 3 millimètres d’épaisseur. Mais lorsque la coupe histologique est effectuée, la lamelle ne mesure plus que 3 microns d’épaisseur, soit trois millièmes de millimètres ! Cette finesse est indispensable pour pouvoir observer les cellules au microscope.

La visite se poursuit ensuite avec l’étape de coloration des petites coupes de tissus que Laure et Guilaine viennent de fabriquer. Cette coloration est cruciale car elle va permettre de déchiffrer la nature des cellules prélevées. « Les coupes sont mises dans des petits paniers à sécher pendant 30 minutes, explique Matthieu, le technicien qui a en charge ces manipulations, je les y mets après les avoir récupérées dans les piscines où les préparatrices les ont laissées se déplier. Puis les coupes passent dans la machine qui retire d’abord la paraffine avant d’utiliser trois différents colorants ».Comme beaucoup de ses collègues, Matthieu est titulaire d’un BTS mais il a aussi obtenu une licence optionnelle en biotechnologie. L’essentiel de son rôle consiste à contrôler la qualité du travail qui à cette étape est déjà bien avancé : « Quand la machine émet un bip et m’appelle, je sors les coupes et une collègue va les placer sur les lames pour les protéger et protéger leur coloration. Une fois qu’elles sont ‘montées ‘comme on dit, je vérifie si tout est en ordre : je classe les lames par patient, ensuite je cherche la feuille de paillasse et je la scanne. Je vérifie si j’ai le bon nombre de lames pour chaque patient et je vérifie aussi sur chaque lame que son code est exact. Je regarde ensuite au microscope si la coloration est belle et si les trois colorants sont bien présents. Puis, une fois que tout est fait, je valide dans le logiciel et je rends le plateau au médecin. » 

Les lames HES (colorées donc en Hématéine-Eosine-Safran) sont ensuite numérisées par Laetitia. La jeune laborantine place les lames dans un panier vertical, qui ressemble un peu à ceux dans lesquels reposaient autrefois les diapositives dans un projecteur. Le panier est ensuite inséré dans le scanner qui va photographier chaque lame d’abord à faible grossissement, puis au grossissement fois 40. Grâce à ces images, le pathologiste pourra poser son diagnostic. L’outil numérique n’est qu’un support car les lames existeront toujours assure Anne Vincent-Salomon. « La lame physique, c’est-à-dire la coupe tissulaire colorée, qui est posée sur cette lame de verre, recouverte d’une deuxième lame de verre, est maintenant transformée en image digitale. Ce sont ces images que les algorithmes d’intelligence artificielle pourront lire », explique le Dr Vincent-Salomon, « mais nous conserverons toujours les lames physiques par sécurité et pour pouvoir les lire ».

« Des petits robots pathologistes »

Pour mieux comprendre, il faut se dire qu’il existe plusieurs types de cancer du sein. Par ailleurs, la tumeur est aussi hétérogène. Certaines de ces cellules vont exprimer ce marqueur-là, d’autres non. L’une des missions du pathologiste est de donner le pourcentage de cellules marquées lorsqu’il regarde la lame dans son microscope. Désormais, il pourra vérifier son calcul en le comparant avec l’estimation réalisée par l’algorithme. « Les algorithmes ont été entrainés par des pathologistes et ont appris à reconnaître les cancers, poursuit Anne Vincent-Salomon, nous allons donc tester ces algorithme et voir le bénéfice que nous pourrions en retirer. Puisque la machine va pouvoir travailler la nuit. En général, pour un patient, cela prend 48h tout ce processus. Donc si la lame, dans la nuit, est analysée grâce à l’outil d’intelligence artificielle, le matin, le pathologiste arrive et sur ses écrans d’ordinateur… il aura une cartographie colorée de sa tumeur. Rouges pour lui indiquer les lames sur lesquelles il y aura le cancer et bleues pour celles où il n’y aura rien, juste du tissus adipeux normal. »Anne Vincent-Salomon espère donc que cette nouvelle technologie va permettre à ses collègues de gagner du temps. « On estime que nous arriverons à gagner environ 15% de notre temps, grâce à cet outil là ». Mais elle ajoute aussitôt que l’intelligence artificielle n’en est qu’à ses balbutiements. « Il se peut que dans cinq ans, nous disions que ça ne marche pas », confie la cheffe du service de diagnostic.

Pour l’instant, nous avons déjà numérisé 800 lames, avec la société Idex, et nous avons validé son algorithme d’intelligence d’artificielle de diagnostic en lui présentant une série complètement anonymisée de cancers du sein et de lésion bénignes. Or l’algorithme ne se trompe pratiquement jamais ! Il est extrêmement performant.  

L’institut Curie a donc pris le virage de ce nouvel outil numérique développé « de façon intelligente », se félicite Anne Vincent-Salomon, « on pourra s’en servir comme d’un petit robot pathologiste, mais nous serons toujours là pour poser le diagnostic définitif, qui engagera notre responsabilité de médecins. » Twitter – Rédaction de France Culture. Source : franceculture.fr